Les poèmes du Champ secret
Rien ne s'oppose à la nuit.
Sous la nuit
Contrariante aurore
qui effractione la nuit
ta subtile venue
n'efface pas l'ennui,
la douleur alentie
l'éternel regret
de tous ces someilleux
qui déplissent leurs paupières.
Ni la fumée du thé
ni le soleil revenant
ni les aiguilles vivantes
de l'horloge sans patience,
rien,
aucune touche lumieuse
n'assombrira la poésie
qui se forme sans contours
sans rythme et sans césure
derrières des volets clos.
© Mathilda
Historiette
Je peux finir le chapitre ?
Je voudrais tant savoir
D’Artagnan, Milady
Et le secret d’Athos
Encore une page s’il te plaît
Rien qu’une ligne et j’éteins
Pourquoi devrait-il quitter
Cette histoire plus vraie que la vraie
D’amis plus sûrs que les siens
D’une vie plus claire que la vie
Sous l’abri frêle des draps
Lampe de poche à la main
L’enfant résiste, les yeux las
Il faudra bien plonger pourtant
Froid peur noir je ne sais pas
Les monstres de la nuit l’attendent
Un jour, longtemps après
Quand tout sera fini
Ou presque
Le souffle court
Il suppliera toujours
Un moment s’il vous plaît
Rien qu’une heure
Pourquoi doit-il quitter
Les amis changeants qui enchantent sa vie
Sa vie si claire en cet instant
Et l’histoire bigarrée qui s’est par lui écrite
Si vraie, trop vite
S’il vous plaît
Encore un paragraphe
Rien qu’un mot un regard
Une bouffée
Une seconde
© Alice Calder
Ne fais pas la tête
Sans queue ni…
on l’a toute
on l’a bonne
on l’a bien faite
ou sans cervelle
de linotte
on jure dessus
on l’a forte
on l’a dure
on lui sert du Turc
on la prend
on se la prend
on la perd
on se la monte
on l’a haute
on la baisse
on la fait tourner
on l’a ailleurs
dans les nuages ou dans la lune
on la casse
on se la creuse
on la tabasse
on la tranche
on l’explose
elle implose
on ne sait plus où en donner
on se la tape contre les murs
on se la jette la première
on se la fait au carré
on se la donne à couper
on la fait de six pieds de long
on y cherche des poux
on y met du plomb
elle est mise à prix
on se la paye
on est tombé dessus
on y a mal
on l’a défaite
on la fait
on la fait
© Philippe Gérard
Colchiques
Colchiqué
Je te croyais
féminine
assassine
colchidienne
Tu es du masculin
tu n’es que tue-chien
faux safran sans saveur
venimeuse en veilleuse
empoisonneur automnal
© Philippe Gérard
Tu sais où j'ai été
Toi et moi
Tu me regardes sans me voir
Tu souris
Un sourire qui n’ose
Une frange haut perchée
Agrandit tes yeux sombres
Tu portes ce pull à damiers
Que je t’ai déjà vu
Il te va bien.
C’est étrange
Tu sais tout de moi
Où j’ai été ce que j’ai fait
Mes déceptions mes espoirs
Mais moi que sais-je de toi ?
Je connais ton nom
Je devine ton âge
Mais que sais-je en vérité
De tes pensées de tes émois
De ton histoire
Quelques bribes
Tout au plus.
J’aimerais que tu me racontes
Tant d’incertitudes sont restées !
Tu regardes l’objectif
Un regard qui n’ose
Tu dois avoir cinq ans
Tu sais tout de moi
Mais moi
Que sais-je de toi
De toi qui es moi ?
© Camille Pioz
La chair des pommes sures.
Le jardin
Nous étions hauts comme trois pommes
de ces petits poings de l’automne
ramassés dans l’allée
du jardin de ta tante
tu me les vendis trois cailloux
et un baiser
ô le parfum de tes joues
le goût des pommes cabossées
et des cailloux
j’en avalai un je crois
mais rien n’importait
que tes yeux
de ciel sur la terre
© Alan Bathurst 2012
Miroir d'automne
Impossible
De se déshabiller
De ce visage
Qu'on ne voit pas
Moi je mords dans mes joues
Je voudrais trouver
Dans l'ombre de mes rêves
Un visage de pomme
Dans la lumière d'automne
Loin du boisseau
Loin du couteau
© Christiane Loubier
Tu devrais mettre une petite laine
Impénétrante chaleur
Tu as froid dans toi.
Intérieur figé par les doutes,
Congelé par les peurs.
Tes larmes sont de glace.
Les rayons du soleil se réfléchissent sur ta peau de lune.
Les chaleureuses couleurs de l'automne n'atteignent pas non plus ton coeur.
Tu devrais mettre une petite laine
Sur tes maux.
© Clédo
J'ai transformé le vieux doute ...
J'ai troué la voile
L’éclair
Je l’ai désiré plus que le vent
Mais dans tes yeux
L’iris sombre du doute
À l’aube du silence
Pour que rien ne dure
J’ai troué la voile
J’ai volé de nuit
Comme si j’étais l’oiseau voilier
Qui revient par le chas du temps
© Christiane Loubier
Et puis nous vieillirons
Les feuilles
Vieillies sous le soleil
Assoiffées, sevrées de sève
Racornies en menus craquements
Bientôt le vent nous emportera
Une à une, discrètement
Ou en paquets tourbillonnants
Dans le grand strip-tease automnal
Miette particule poussière
Retour à terre
Fondu au noir
Pourtant je me rappelle si vif
L’éclat de notre éclosion
Nervures en flèche vers le ciel
Je me rappelle aussi
A l’abri de notre épais nuage vert
Où le vent s’étouffait, où le soleil s’amollissait
Tant d’amoureux frémissants
Tant de siestes paisibles
Et de paroles amies par les longs soirs d’été
Feuille parmi tant d’autres
Je lorgne vers les signes
Que la vie trace en nous
Mais de ride en ride
Le parchemin s’encre d’inconnu
C’est tout
© Alice Calder
Urgence
Vieillir s’apprend
ça prend du temps
Hâtons-nous d’apprendre
à prendre le temps
d’apprendre
© Alan Bathurst 2012
Lavez votre cerveau
Effacement
Rien n’efface une ombre
qu’une ombre plus grande
J’en sais une immense
qui peuple mes jours
d’images volées
à mes souvenirs
plus claires pourtant
qu’un premier été
qui peuple mes nuits
d’ombres de ces ombres
plus claires encore
De quelle clarté
luira l’autre nuit
après celle-ci
© Alan Bathurst 2012
Aucun bruit ne l'a révélé
La liberté du silence (investigation, vague et gravide)
La roue s'incruste, dentelée,
le long du sillon des veines.
Aucun écho n'a su parler.
Aucune rumeur n'a pu dire
où et qui,
comment s'est envolée, évaporée, enfuie
la trace du limon ou d'entrailles vidées.
Pas d'empreinte sur les rochers gris.
Pas de doigt pour marquer.
Pas de cris ni de chuchotements.
S'instaure ce silence à creuser.
Pas de bruit.
Je me tais.
© Tsveta
10 septembre 2012
Rien ne révèle ce que je pense. Ni la surface aveugle de l’écran, ni le cliquetis obsédant des touches du clavier. Encore moins. Je pense entre les lignes comme vous ne soupçonnez pas, vous, autant que vous êtes à lire mes façons, à sonder mes humeurs, à donner la leçon. Sous un toit loin d’ici, dans une ville que je ne connais pas encore… une fenêtre ouverte.
Rien ne révèle ce que je suis. Ni l’encre sympathique de mon entrain, ni le verbe acéré de ma mauvaise foi. Encore moins. Je suis sur des lisières qu’ils ne fréquentent pas, eux, autant qu’ils sont à tenir le cordeau, à longer la rigole, à flatter les corbeaux. Au creux d’un chemin creux que je ne connais pas encore, dans une trouée du feuillage… un reflet soudain.
Rien ne révèle où je vais. Ni l’air que je déplace, ni la trace fuyante surlignée par le curseur de la machine. Encore moins. Je vais au plaisir du hasard comme nous le faisons tous, nous, autant que nous sommes à brûler les deux bouts, à flairer les occases, à survivre debout. Au bord de la falaise du ciel que je ne connais pas encore… une étoile hésite.
© Jean Pauly
La chanson foraine
Récit
Qu’étions-nous ?
Des enfants des écoliers
Ceux de la communale
Elevés près du sol
En octobre, nous courions les labours
Rabattre les perdrix
L’été nous levions des lapins
Devant les moissonneurs
Toute saison était bonne
Pour s’en aller guéer
Je me souviens j’avais dix ans
Un seize février.
Ils sont venus
Deux filles minuscules
Un garçon long presque comme le maître
Il les a fait s’asseoir tout au fond de la classe
Il a ouvert la fenêtre
Je me souviens il faisait froid
Il a commencé une leçon sur le mot
- Propre, la propreté
Il a arraché des feuilles sur un cahier
Pour leur donner. Je l'entends:
- Pas de crayon, qu’allons-nous faire ?
Propre et propreté
A la récréation, il nous a dit d’ouvrir
En grand
D’ouvrir en grand, d'aérer, bien aérer
- A cause des odeurs
Je me souviens, il faisait froid
Sous le préau tous trois
Puis près de la fenêtre ouverte
Ils sont restés la matinée
L’après-midi, ils n’étaient plus là.
Le soir, ils dansèrent sur la place
Lui, faisait des gymnastiques
Ses sœurs, de petites révérences
Je me souviens, j’avais dix ans
Nous étions des enfants, des écoliers
Le père chantait.
Je me souviens de leurs silhouettes
Leur mère tendait la main
De ceux qui n’osent pas rentrer
De ceux qui regardent par terre
De ceux qui roulent le chapeau
Je me souviens l’ennui
Je me souviens la honte
Et de ce maître remplaçant
Qui n’a jamais rien réparé
Qui n’a jamais rien remplacé.
© jpr 08 septembre 2012
Il n'est d'honnête que le bonheur.
Sans titre (Bonheur/Mot bizarre)
Bonheur
mot bizarre
qui n’a pas d’adjectif, ou si peu
Beau mot
pour les âmes dallées
qui ne connaissent la terre battue
Mot calme
écrit au mur
de la félicité
Mot qui sonne
balnéaire
arme honnie
bouche bée-attitude
Au bonheur je préfère
l’incendie à éteindre
mais toujours couvant
mon cœur tempétueux à calmer
mais toujours soufflant
mon désir maladroit
mais toujours ardent
© Philippe Gérard
Oh, Maumariée. Quand ils t'ont trouvée.
Noces de crépon
Leurs larmes sur vous, Maumariées,
Comme puits asséché
Les moissons s’épuisent
En graines captives
Mouchoirs de coton
Mouchoirs de cuir
Mouchoirs de plomb.
© Camille Pioz
Ils sont ailleurs, bien plus loin que la nuit
Le ciel s’enténèbre
Au loin – plus loin que la nuit
Il y a l’entêtement de l’oiseau
Tournant blessé
Haut – très haut
Muet au-dessus du silence
L’absence est un ciel
L’adieu à l’infini
Le bout de la nuit est ici
Dans les murs
De la chambre verte
Où naissent les matins
© Christiane Loubier
Comme l'espérance est violente
Comme se creuse le vent
Comme j'espérais loin
et comme se creuse le temps
de se retourner
Plaf
Plaf
Par terre la violence
Par terre ou en dessous
Sous des raisins verts ou sous l'eau gribouillée
Des flaques
Plaf
Des flaques de violence tremblent sous mes pieds
Et la tête levée
Les yeux loin de la nuque
percent l'espérance
J'avançais
Oui j'avançais comme se creuse le vent
© Tsveta
Je veux voir.
Tu sais donc voir vraiment ?
Dans la pierre tu sais trouver l’eau et la lumière ?
Au chemin blanc de soleil,
l’ombre et la paix ?
Tu veux voir ?
Tourne ton regard
Vers le visage de l’ombre
Tu brises la pierre
Pour y chercher de l’eau
Tu blesses tes mains aux cailloux
pour une seule étincelle
Tu creuses le chemin
Il est semé de tombes
Tu craches dans l’eau boueuse devant les assoiffés
L’aveugle te montre la direction, il te faut une boussole
Et tu veux voir ?
Tu crois reconnaître Dieu, de dos
Et tu portes la main à son épaule
Tu veux voir, car tu veux espérer
Sais-tu que l’espérance est douce ?
Elle est douce. L’homme apprend à bercer
la femme qui attend un enfant
La femme s’abandonne au rêve de l’enfant
Ecoute, il chante doucement
Ecoute, elle chante doucement
Elle est douce comme chaque minute aujourd’hui
Douce comme ta dernière minute
Si tu sais l’entendre.
© JPR
Porté par une petite fille
Césure
Elle reste sur le quai
Le train part, sans fenêtre
sans cris, sans aurevoirs.
Elle reste sur le quai
Les enfants accrochés
à son costume trop noir
la portent de toutes leurs forces.
Elle reste sur le quai
et seuls ces petits-là
voient par dessous le voile
et seuls ces petits-là
n'ont pas pitié du noir.
Elle reste sur le quai
Le train part,
et l'injustice éternelle
se cicatrise doucement
à coups de feutres anodins
de caprices
d'objets cassés.
Elle reste sur le quai
Rien ne l'emporte,
rien ne la transporte
et pourtant elle accepte
d'être pétrie à vie
par les mains pleines d'amour
de subtiles magiciennes,
qui reconstruisent le sort
du haut de leur enfance.
© Mathilda
Ton courrier n'est jamais arrivé
S'il vient quelque nuage
Tu avais dit, dès la fin du printemps
Et moi, s’il vient quelque nuage
Tu avais ajouté… ce sera un dimanche
Et moi, quand les prés refleurissent
Tu avais hésité... quand viendra le regain
Et moi, juste avant les moissons
Tu avais chuchoté… un soir après la classe
Et moi, les nouvelles sont bonnes
Tu n’avais rien répondu
J’avais tendu mes lèvres
Tu avais proposé de partir en avance
J’avais attendu devant notre chemin
Tu avais roulé doucement dans le soleil
Je m’étais serrée contre toi
Tu avais laissé le vélo dans la cour de l’hôtel
J’étais montée en te tenant la main
Tu avais voulu parler encore
Tu avais la tête sur mon corsage
Nous avions compté à l’hôtel les minutes qui séparent
Les minutes qui approchent du départ
La foule osait... dès la fin du printemps
Et moi, s’il vient quelque nuage
La foule pensait…quand viendra le regain
Et moi, quand les prés…
La foule, les nouvelles sont bonnes
Un homme, en passant… Juste avant les moissons !
Moi sur le quai
Toi sur le marchepied, nous ne répondions rien
Le train partait, c’était prévu, on a ouvert nos mains
Tu m’as écrit, dès la fin de l’été
Et moi, aussitôt, j’ai répondu, sous un nuage
J’ai répondu, aussitôt, un soir
Après la classe
Puis les nuages gris, puis les nuages noirs
Puis les nuages encore
Et les nuages. Les nuages.
© JPR 15 juillet 2012
Feu ton silence
Une lettre improbable
Le silence tombe en moi
Comme la pierre d'un noyé
Pour ne pas t’écrire l’absence
J’ai laissé passer novembre
Puis décembre
J’ai vu les chatons gris
Le chemin dans l’arbre
Pour les fourmis
J’ai gardé ma main dans la nuit
Neiges après neiges
Avec écorce et alphabet
J’ai fabriqué des volets
Pour ouvrir – Pour fermer
Cœur et paupières
Aujourd’hui dans l’amélanchier blanc
Palpite l’oiseau du vent
Ton silence j’y mets le feu
Je t’écris de mai
Dans le bruit des fleurs
Je t’écris de mai
Sur du papier glacé.
© Christiane Loubier
Ce sera mieux demain
Poème en x
Equation. Plus ou moins l'infini.
Plutôt plus que moins.
Vital chiffrage
D'un monde trop connu.
Equation. Sans y penser,
"J'écris par soustraction"
A-t-il dit.
Infinitésimale
solution à rien du tout.
Equation. Promesse
d'un inconnu,
D'un croisé mystérieux
Qui survivrait à toutes les embûches
signalétiques de l'équation.
Equation. Certitude de ne jamais
être découvert. Il reste un x alors je peux dormir tranquille.
Tout n'est pas su, tout reste à savoir.
Equation : phrase d'un autre langage
à ne jamais résoudre,
sous peine de s'endormir
sans espoir d'un demain.
© Mathilda
Souvent la musique me prend comme une mer
Fusions
Souvent la musique m’emporte
Frisson de sel, bâbord amures
Le coeur se gonfle sous le vent
Et comme la mer me dénoue
La musique me dit nous
Si tu chantes pour nous
Les gens taiseux aux yeux écarquillés
Tu donnes et tu reçois un baiser liquide
Tu bois la tasse, la mer t’avale
Et tu te vomis toi-même, ébloui de lumière
Noyé des eaux profondes remonté au grand jour
Si tu chantes avec nous,
Harmonie de la houle au petit matin calme
Tu te fonds dans le choeur, étreinte verte
Velours suave, infini et puissant ressac
Où se diluent ta voix, ton histoire
Ensemble
Certains entonnent des hymnes vengeurs
Ils tendent leur bras droit, rigide vers le chef
Mille nageurs-machines prêts à fracasser
Sur les brisants tous ceux qui les gênent
Quand il ressemble au cri des loups
Le chant de la mer me glace
© Alice Calder
Un oeil sur le fleuve
Je suis né ici
J’en suis sûr
La première fois que j’ai ouvert les yeux
c’était pour regarder le fleuve
réveillé par la sirène d’un quelconque
cargo passant sous la fenêtre
À ma gauche en amont la raffinerie de sucre
À ma droite la centrale électrique au fuel
Face à moi la gare de Chantenay et derrière
l’usine de produits chimiques
Un cocktail mortel pour la vie
De quoi ne plus jamais ouvrir les yeux
Aujourd’hui plus de raffinerie
plus de centrale ni d’usine
la gare encore et la maison où je suis né
dessous, presque, l’avant-dernier pont sur le fleuve
C’est pourquoi
à jamais sans doute
j’ai l’âme estuaire
le spleen postindustriel
le marais dans le cœur
et la nostalgie du fleuve remontant vers sa
source
© Philippe Gérard
Il ne suffit pas de changer d'adresse
Inaltérable
Tu peux tout changer.
La couleur de tes volets
Les chiffres au-dessus de ta porte
Le nom sur la boîte aux lettres
Cela ne suffira pas.
Tu peux tout emporter.
Les couplets de notre histoire
Les photos dans leurs vitrines
Et nos murmures sous cellophane
Pour t’envoler trois rues plus loin
Cela ne suffira pas.
Tu peux toujours si cela t’amuse
Partir pour les îles inexplorées
Voir l’eau tomber à contresens
Faire l’acrobate la tête en bas
Cela ne suffira pas
A t’éloigner de moi.
Tu peux aussi si cela te chante
Te prendre pour l’un de ces bateaux
Ballottés par les horizons facétieux
Et qui ne retrouvent pas le nord.
Je n’ai pas besoin de faire un pas
Ni de bouger le petit doigt
Pour que tu sois avec moi.
Où que tu sois.
J’ai ton sourire
Au détour de mes chemins.
J’ai ton sourire
Pour chaque ombre de la nuit.
Sais-tu que la musique que je fredonne
C’est la chanson de ta voix ?
Que tous les pores de ma peau
Ont le souvenir de ton corps ?
Et tu peux même si tout se gâte
Te murer au plus profond de l’enfer.
Cette éternité n’a pas d’importance.
Je saurai bien t’y retrouver.
© Camille Pioz
Et les murs, les murs, les murs
Les plis
Soigneusement, deux femmes sous le soleil, replient le temps
Deux femmes massacrées sur les bords de la Glane
Replient le temps
Chaque pli, chaque pile, chaque enfant, chaque passant
Chaque pas sur la ligne du tram à Oradour
Replie le temps
Un oiseau posé dans les ruines, un volet au vent
Ferment le ban
Les doigts des murs dressés vers le ciel
Les maisons une à une crevées de haine
Les maisons exorbitées attendent
Sur la place d’Oradour où le vide prend source
Les rires, les jeux, le pas des hommes, les autos
S’arrêtent
Sur la place où rien ne s’entend, j’écoute la vie
J’écoute l’effroi
Tour à tour surgissent les jeux, les cris, les rires, les flammes,
Les loups, les coups de feux, la cour d’une école, le pas des hommes
Les innocents
Soigneusement, deux femmes sous le soleil, replient le temps
Les draps tachés, les draps brûlés, les draps souillés de haine
Derrière les murs d’Oradour
Deux femmes massacrées, deux femmes seules replient le temps
Et bercent leur enfant
Toujours elles recommencent, toujours elles plient
Rien ne s’oublie
Derrière les murs d’Oradour
Au loin, qui se rapprochent
De Hongrie, de Serbie, dans les berceaux du monde
J’entends claquer les bottes
J’entends roter la haine
Plus elle se renforce, plus elle crie
Hier soir au journal, mécanique et scandée
La voix répète : Autre, haine, Autre, haine
Le journaliste tente : « vous l’avez-déjà dit »
Mais elle bégaie son histoire
Sans s’occuper du bonhomme
Comme toujours
Toujours la même
Passant, souviens-toi
Tandis qu'elle vocifère.
© Jean-Paul Raffel. Oradour, le 10 juin 2012
En cette fin d'été
28 mai 2012
Dans l’église, la chaise qu’on déplace fait un boucan d’enfer et résonne encore dans mon crâne de vieux. Il manque une dent à mon sourire. Je vais vers mon âge. Des pissenlits poussent dans le bac à sable. Ça ne jointe plus entre les jours et les nuits. Les jeunesses gambadent en contrebas, je les rêve toutes pour n’en avoir aucune. Toutes pour n’en avoir aucune.
Les guêpes de cette fin d’été cognent contre les vitres. Sèm vièlhs disait mon père en reprenant son souffle sur la chaise de l’hôpital. Il parlait par delà, pour nous tous, ses aïeux, sa descendance, dans la pente du temps. Sèm vièlhs. Le soleil donne encore ce qu’il peut. Je me récite alors toutes ses dernières paroles pour n’en tenir aucune. Toutes pour n’en tenir aucune.
Lentement, la cuillère tourne dans la tasse et soulève des nuages de café. La veille, j’ai sorti le beurre du frigidaire pour qu’il se fasse à la mollesse, celle des nuits de veille, des robes de chambre, des herbes lasses, des escargots dans la salade et des brumes de septembre. Je déchire toutes les feuilles du calendrier pour n’en garder aucune. Toutes pour n’en garder aucune.
© Jean Pauly
Histoire d'amour à jamais
A jamais plus
Je me réveille avec un cri
Ce n’est pas un rêve
Je suis où tu n’es plus
Une détonation en mer
Non – un bruit comme le tonnerre
Lorsqu’il tombe en pierre
Tu ne désirais pas l’été
Tu n’aimais que la nuit
Les fleurs d’orage
Les cordes de pluie
Ta nuit aimée est si lente
Trop courte pour l’absence
Je l’ai poussée dans le fond du jour
La mort a sa lumière – disais-tu
J’invoque un soleil
Pour assécher mes yeux
Le temps est fidèle
Il demeure
Tu es là
Tes bras – ta croix
Et le foin
Pour toujours – À jamais plus
L’éternel été fait reculer l’ombre
Raconte un peu de ta lumière
Coulant dans ma nuit
Où se calme le temps
© Christiane Loubier
D'amour à jamais
On m’a crevé les yeux depuis je vole par cœur
embobiné
par la roue qui tourne au ciel
on m’a crevé les yeux depuis je vole de mon propre chant
d’amour flottant d’amour crinière
une résille de pleurs sous mon front reprisé
histoire à jamais
Fuir là-haut fuir depuis je vole à temps plein
histoire d’amour à jamais
la roue qui tourne au ciel me prend à la gorge
me piège m’engoule
Oh mon petit
les mains m’en tombent
d’amour à jamais
Fuir éperdu dans l’amnésie
cramponné au plus intime nuage
me fondre au mica
du giron céleste
histoire à jamais d’amour
abîmé en mer à jamais
On m’a crevé les yeux je te vois mieux ainsi
© Alan Bathurst 2012